Lactalis : l’Etat dissimule des informations gênantes sur la sécurité sanitaire au sein du groupe

Des échanges internes aux ministères de l’économie et de l’agriculture dévoilent la stratégie de l’Etat pour entraver l’enquête de Disclose sur les conditions d’hygiène dans les usines Lactalis, le numéro un mondial des produits laitiers.

« Une entreprise défaillante ». Le 11 janvier 2018, face caméra, le ministre de l’économie Bruno Le Maire accuse le groupe Lactalis de « comportements inacceptables » qui devront, dit-il, « être sanctionnés ». A l’époque, le géant laitier fait face à un scandale sanitaire sans précédent : 35 nourrissons sont tombés gravement malades après avoir consommé du lait en poudre contaminé à la salmonelle. En cause, l’état d’hygiène de l’usine de Lactalis à Craon (Mayenne).

Pourtant, quatre ans après cette déclaration, le ministère de l’économie a décidé de dissimuler des problèmes d’hygiène et des manquements à la sécurité sanitaire des aliments relevés par ses agents au sein des usines françaises du groupe depuis 2015. Bercy a en effet censuré le contenu de dizaines de rapports d’inspections effectuées par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Même chose du côté du ministère de l’agriculture qui a noirci des pages entières de rapports issus de la Direction générale de l’Alimentation (DGAL). 

 

« Le ministère de l’agriculture n’a jamais eu l’intention de dissimuler de quelconques manquements de Lactalis », assure le service de communication du ministère, joint par Disclose.

 

Le 12 janvier 2022, Disclose envoie une série de demandes d’accès à des documents administratifs pour connaître les résultats d’inspections effectuées dans 63 usines du groupe, entre 2010 et 2020. Ces requêtes, qui s’inscrivent dans le prolongement de notre enquête sur l’Ogre du lait, sont adressées à la direction départementale de la protection des populations (DDPP) dans 29 départements, sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 sur le droit d’accès aux informations administratives.

 

Un mois après l’envoie des courriers, les premiers documents nous arrivent… mais ils sont en grande partie inexploitables : des centaines de pages ont été censurées par les services de l’Etat, à commencer par les passages mentionnant une « non-conformité », même mineure, un problème d’hygiène ou un manquement à la réglementation en vigueur dans le secteur agroalimentaire.

Secret commercial

 

Pour justifier cette entrave au droit à l’information, les ministères de l’agriculture et de l’économie vont invoquer un élément à leurs yeux essentiels : le secret commercial. C’est ce que dévoilent des échanges internes aux deux ministères dont Disclose a obtenu une copie. Des courriels qui posent de sérieuses questions sur l’indulgence des pouvoirs publics à l’égard d’un géant de l’agroalimentaire aux pratiques douteuses.

 

Le jour même de l’envoi de nos demandes, la direction de la DGCCRF, placée sous l’autorité du ministère de l’économie, rédige un courriel à l’attention de ses services départementaux. Ordre est donné « de ne pas communiquer[les rapports d’inspection] avant consigne transmise par l’administration centrale. »

 

Quelques jours plus tard, le 17 janvier, nouveau courriel de Bercy. La consigne se fait plus précise. « Afin de centraliser les réponses, nous vous demandons de bien vouloir remplir le tableau Excel et de nous le retourner (…) avec le document à transmettre, occulté ou pas de certaines informations. » Objectif affiché : éviter « toute mise en difficulté » des services de l’Etat.

 

Pour justifier la censure, le ministère dégaine alors le secret commercial comme l’une des «exceptions » à la communication des rapports demandés. Les problèmes d’hygiènes, d’étiquetages frauduleux ou de pratiques commerciales trompeuses relèveraient donc des secrets de fabrication du numéro un des produits laitiers…

 

Contactée, la direction de la DGCCRF reconnaît avoir « coordonné le recensement des documents et harmonisé l’occultation des pièces ». Elle justifie la censure par le fait que « les informations relatives à la non-conformité à une réglementation ne peuvent être communiquées qu’au seul intéressé ». Et de citer l‘article L311-6 du code de relation entre le public et l’administration, qui indique que ne sont pas communicable des documents administratifs « faisant apparaître le comportement d’une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice ». 

 

Censurer des problèmes d’hygiène ou d’étiquetages frauduleux chez Lactalis relèverait donc de la « stricte application » des textes, selon la direction de la DGCCRF.

 

Un exemple avant et après la « consigne » passée par la direction de la DGCCRF avec un rapport de contrôle effectué sur le site de Craon (Mayenne) en octobre 2019.

 

Un mois après la mise au point des services de Bercy, vient le tour du ministère de l’agriculture. Le 4 mars 2022, le sous-directeur de la sécurité sanitaire des aliments à la direction générale de l’alimentation (DGAL) s’adresse à ses services départementaux. Le haut fonctionnaire leur transmet par courriel, un « mode d’instruction » pour répondre à notre requête. Il explique que ses services ont « constaté une ambiguïté dans la formulation de la demande » de notre journaliste et qu’il compte bien l’utiliser pour retenir des informations sur les usines de Lactalis.

 

Et le sous-directeur de détailler son propos : notre demande concerne « a priori les rapports de la DGAL – la Direction général de l’alimentation », mais elle mentionne aussi les rapports établis par les enquêteurs de la DGCCRF. La formulation étant jugée imprécise, il souhaite l’exploiter en faisant « une lecture restrictive de la demande » afin d’exclure les documents issus de ses services.

 

Anticipant le risque que « Disclose juge la documentation insuffisante », le sous-directeur souligne que la moindre faille juridique devra être exploitée pour ne pas avoir à nous communiquer les documents demandés. Une faute dans le nom d’une usine ou un oubli dans un numéro Siret feront l’affaire. Enfin, dans le cas où nos demandes ne souffriraient d’aucun manquement, le fonctionnaire précise que toute « information susceptible de porter atteinte au secret des procédés ou de la stratégie de l’entreprise » devra être biffée. 

 

« Il est important que le ministère rappelle le cadre législatif qui prévaut pour la communication de documents administratifs au public »justifie le ministère de l’agriculture auprès de Disclose, ajoutant que « le sous-directeur donne ensuite un ensemble d’indications pour limiter le volume de travail généré ».

 

Afin de nous conformer aux exigences du ministère de l’agriculture, nous avons renvoyé une demande concernant exclusivement les rapports de contrôle effectués par la DGAL. Résultat, nous avons reçu des dizaines de documents occultés des mentions les plus gênantes.

 

Alors que plusieurs scandales sanitaires ont éclaboussé des entreprises de l’agroalimentaire en 2022, la dissimulation des manquements de Lactalis sème le doute sur la volonté de transparence de la part de l’Etat. En effet, sans la transmission par une source anonyme des rapports d’inspection non-censurés, notre enquête sur les défaillances sanitaires du géant laitier n’aurait pu voir le jour.

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