2/2 RN en Normandie : soupçons sur une utilisation frauduleuse des moyens de la Région

Non content de placer ses amis sur des postes d’élus, Nicolas Bay a aussi embauché certains proches sur des postes de collaborateurs politiques du groupe des élus RN à la Région. Certains éléments, récoltés par Le Poulpe, amènent à s’interroger sur d’éventuelles irrégularités liées à l’utilisation des moyens financiers et matériels fournis par la collectivité.

Fort du très bon score obtenu en 2015 par Nicolas Bay - arrivé en deuxième position au 1er tour avec 27,71 % des suffrages exprimés, à un cheveu de la première place - le groupe RN à la Région, 21 élus au départ, dispose aujourd’hui de moyens financiers publics conséquents. 

Selon plusieurs témoignages recueillis par Le Poulpe, l’utilisation de ces fonds publics semble être à la discrétion complète du président. « Il n’existe aucune commission de recrutement parmi les élus pour recruter les assistants, le choix de ces derniers et leurs salaires sont décidés unilatéralement par Nicolas Bay sans concertation, parmi ses proches, afin de les mettre à son propre service pour des tâches que les conseillers régionaux du RN ignorent totalement », dénonce auprès du Poulpe une élue RN anonyme.

Isabelle Gilbert, conseillère régionale RN, confirme que « tous les recrutements relèvent du choix personnel » de Nicolas Bay. « En début de mandature, j’ai fait des propositions à l’ensemble de notre groupe et elles ont été acceptées », formule aujourd’hui Nicolas Bay.

D’après nos informations, le groupe emploie aujourd'hui trois collaborateurs. Louis-Armand de Béjarry et Stacy Blondel disposent d’un contrat de travail à temps complet. De son côté, Nicolas Goury est employé à temps partiel à environ 70%. Originaire de Rhône-Alpes, ancien candidat RN dans la commune de Givors, Hugo Gagnieu, aujourd’hui directeur de campagne de Nicolas Bay, a, lui, été embauché pendant cinq mois entre novembre 2020 et mars 2021.

Excepté Louis-Armand de Béjarry, les trois autres personnes citées n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

"Elle n'a jamais rien fait"

Plusieurs éléments - témoignages et documents - glanés par Le Poulpe laissent planer le doute sur la réalité du travail régional des quatre collaborateurs précités. « Durant le mandat qui s’achève, Stacy Blondel nous a simplement envoyé la revue de presse faite par les services de la Région », ironise ainsi Lionel Stiefel, conseiller régional RN sortant, affirmant « qu’à part ça elle n’a jamais rien fait ».

« C’est une gentille fille, une bonne militante… Mais elle ne faisait rien pour les élus  », explique Jacques Gaillard à propos de la période où il officiait en tant que secrétaire général du groupe RN à la Région. « Elle est inexistante, on se demande ce qu’elle fait comme travail », glisse de son côté Isabelle Gilbert.

« Les assistants, en général, ce sont des gens qui ont beaucoup donné au parti, parfois raté leurs études, et quelquefois, on les embauchait pour compenser leur perte d’activité », tente néanmoins de justifier Jacques Gaillard.

« On ne la voit pas aux assemblées plénières et elle ne joue aucun rôle d’assistance aux élus du groupe », ajoute, à propos de Stacy Blondel, Lionel Stiefel. Et d’avancer qu’elle passerait « la plupart de son temps en région parisienne ». « A certaines occasions, nous avons dû lui envoyer des courriers à Vaucresson dans les Hauts-de-Seine », illustre-t-il.

Jacques Gaillard précise cependant que la jeune femme disposerait « d’un appartement en Seine-Maritime ». « Stacy Blondel est originaire de Dieppe et elle travaille tous les jours à Rouen », argue de son côté Nicolas Bay.

Selon nos informations, deux des trois autres collaborateurs précédemment cités résident, eux aussi - au moins en partie - à l’extérieur de la Normandie. Louis-Armand de Béjarry vit avec sa compagne Alexandra Piel, à Saint-Cloud. Le secrétaire général du groupe des élus RN à la Région indique au Poulpe qu’il ne s’y rend que « les week-ends » et qu’il loge en semaine « dans un appartement rouennais ».

De son côté, Nicolas Goury vivrait, depuis plusieurs mois, en Gironde, où il est candidat à l’élection départementale du canton Nord Libournais. Sollicité par Le Poulpe pour confirmer, l’intéressé n’est pas revenu vers nous. « Aux dernières nouvelles, il a pris des congés pour mener campagne », rapporte Louis-Armand de Béjarry. « Il a rempli ses fonctions jusqu’au bout », assure pour sa part Nicolas Bay.

"On a découvert son existence lors d’une récente réunion en visioconférence"

Plusieurs élus du groupe RN à la Région affirment n’avoir eu aucun contact avec Hugo Gagnieu pendant les cinq mois où il a été salarié comme collaborateur au groupe RN de la Région. « Vous m'apprenez son recrutement », confie Lionel Stiefel. « Dès que j’ai lancé ma candidature, son contrat d’assistant a pris fin. J’ai été extrêmement rigoureux pour éviter toute confusion entre ses deux fonctions », indique Nicolas Bay.

"Les conseillers régionaux du RN ont découvert son existence récemment lors d’une réunion en visio. Nous n’avons jamais eu de contact avec ni aucun signe du travail qu’il pourrait produire au conseil régional", affirment de leur côté plusieurs élus régionaux sous couvert d'anonymat.

D‘après Lionel Stiefel, les élus régionaux avaient, dans l’ensemble, « peu de contacts avec les collaborateurs ». Une source proche du groupe le confirme glissant « que le suivi de son courrier n’était même pas effectué ». « C’est totalement faux », répond Nicolas Bay évoquant au contraire « des contacts réguliers ». D’après Jacques Gaillard, du temps où il pilotait le groupe d’élus RN à la Région, c’est-à-dire jusque’à la fin 2017, « les collaborateurs faisaient leur job ».

Certains éléments permettent cependant de s’interroger sur la conformité du travail des collaborateurs. Pour rappel, les assistants de groupes politiques, salariés au sein d’une collectivité quelconque, doivent en théorie oeuvrer sur des sujets qui concernent la collectivité en question. En aucun cas, ils ne sont rémunérés pour faire de la politique, encore moins pour mener des batailles électorales.

Et pourtant. Selon plusieurs sources au sein du RN, Louis-Armand de Béjarry a par exemple joué un grand rôle dans la dernière campagne des municipales en Normandie. « Il a maquetté des affiches et des tracts », rapporte Jean-Baptiste Marchand, élu RN au Neubourg.

Plusieurs courriels que Le Poulpe a pu consulter témoignent de son rôle actif durant la campagne. L’homme à tout faire de Nicolas Bay, dans un mail envoyé le lundi 28 octobre 2019, explique ainsi à un candidat comment procéder pour avoir le droit de se présenter dans une commune alors qu’il n’y habite pas, témoignant au passage du fait que la domiciliation fictive est un sport national au RN, loin des promesses sur l'ancrage local de ses candidats.

Un rôle actif au moment des élections

Dans un autre courriel, daté du 29 novembre 2019, Louis-Armand de Béjarry adresse le PDF d’une lettre ouverte du candidat RN aux commerçants d’une commune de l’Eure, en vue d’une prochaine distribution. Le Poulpe a aussi mis la main sur un mail de propagande électorale en faveur de Nicolas Bay, envoyé aux adhérents RN fin avril 2021.

Interrogé, Louis-Armand de Béjarry affirme qu’il aurait déposé « des demi-journées de congés et que tout a été fait dans les règles ». Selon une ancienne cadre du RN, le conseiller municipal dieppois intervient aussi « auprès des équipes militantes du RN dans l’Eure ». « Il m’est arrivé de venir aider mon ami Timothée Houssin (Ndlr : secrétaire départemental du RN27) en dehors de mes heures de travail », affirme-t-il.

D’après nos informations, en parallèle de son emploi régional, Louis-Armand de Béjarry propose également ses services - « rédactions d’argumentaires, rédaction de documents imprimés et web » - aux candidats RN pour les départementales 2021 via une société dénommée COM.ÉLEC. « J’ai créé cette structure sous le régime de l’auto-entreprise pour clarifier les choses entre mes activités région et prestations de services pour les candidats RN en Seine-Maritime et dans l’Eure », rapporte l’élu RN à Dieppe.

« La commission nationale des comptes de campagne s'est interrogé à propos de tracts que j’avais réalisés, de manière bénévole, pour un candidat aux dernières élections municipales », ajoute celui qui vient de voir rejeté son compte de campagne pour l’élection municipale à Dieppe.

De son côté, une élue locale RN accuse Nicolas Goury d’effectuer « l’essentiel de son travail au conseil régional à travailler avec les moyens de la Région, ordinateur, bureau, duplicopieur, dans l’intérêt de la fédération du RN76 ».

Outre son poste d’assistant, le jeune homme est l’un des acteurs clés du RN en Seine-Maritime, il en est le délégué départemental adjoint. Il préside également une entreprise individuelle "de conseils en relations publiques et communication ».

En 2020, il était en plus directeur de la campagne des municipales pour le RN en Seine-Maritime. Comment a-t-il cloisonné ses différentes missions pour éviter tout mélange des genres ? Mystère ! Comme indiqué plus haut, l’intéressé n’est pas revenu vers nous.

"On s’implique sur les campagnes, mais sans utiliser les moyens de la Région pour le faire"

Une source proche du groupe RN à la Région rapporte que les collaborateurs ont eu « tendance à travailler à des missions entrant dans leurs attributions classiques, mais aussi à des tâches qui n’en relevaient pas ». « Ils officient à la fois pour la Région, mais aussi pour des campagnes électorales et l’animation de la fédération RN 76 », avance notre interlocuteur indiquant au passage que les assistants n’étaient pas toujours présents lors des séances plénières du conseil régional.

Louis Armand de Béjarry assure que tout a été fait dans les règles. « Nous sommes tous des militants. Évidemment, on s’implique sur les campagnes, mais sans utiliser les moyens de la Région pour le faire », affirme aujourd’hui le secrétaire général du groupe. « Il n'y a aucun élément ni document qui prouve que les collaborateurs travaillent au conseil régional », tacle néanmoins une élue RN anonyme.

« Jusqu’à récemment, les locaux du groupe RN étaient loin d’être occupés fréquemment, et cela bien avant la crise sanitaire, observe pour sa part un ancien pensionnaire des bâtiments rouennais mis à la disposition des groupes politiques par la Région. Il y a quelques mois, ils sont revenus en masse pour la campagne. » 

« Ce sont des mensonges. Honnêtement, je crois pouvoir dire que nos collaborateurs sont les plus assidus de tous les groupes politiques », défend pour sa part Nicolas Bay.

Usage irrégulier des locaux du groupe à la Région

Il ressort de nos investigations que les locaux du groupe ont été utilisés dans des conditions irrégulières. Un courriel, daté du 2 avril 2021, envoyé aux candidats par Guillaume Pennelle et Bastien Holingue, directeur de la campagne départementale RN en Seine-Maritime, convie en effet les postulants au 73 rue Martainville afin qu’ils soient pris en photo « pour les documents de campagne ».

Contacté par Le Poulpe, Bastien Holingue, issu de la mouvance identitaire, n’a pas répondu. Interrogé sur ce point, Louis-Armand de Béjarry confirme l’envoi de ce mail. Il évoque « une erreur de Bastien Holingue» et dit avoir immédiatement « fait stopper ça ». Selon lui, la séance photo n’a finalement pas eu lieu dans les locaux du groupe, mais ailleurs à Rouen, sans pouvoir préciser à quel endroit.

Dans un courriel plus ancien du patron du RN en Seine-Maritime, également consulté par Le Poulpe, on apprenait aussi que les locaux du groupe à la Région avaient déjà servi, début 2019,  à « une journée de formation des adhérents RN à jour de cotisations ».

Cette fois, plusieurs photos, consultées par Le Poulpe, attestent du fait que la réunion a bien eu lieu au 73 rue Martainville, dans des locaux de réunion mis à la disposition des groupes politiques au conseil régional, en présence de Sophie Chagnon, élue régionale dans la Somme et responsable locale du RN. La tenue d'une réunion militante au sein des bâtiments de la Région pourrait relever d'une infraction pénale.

Contre l’évidence, Nicolas Bay évoque une session de formation tenue à la permanence rouennaise du RN située non loin des locaux du groupe à la Région. « A l’issue, il y a eu une rencontre avec Guillaume Pennelle, des élus et des militants tenue dans les locaux de la région », tente le président du groupe qui se défend de toute irrégularité. Le mail que nous avons pu consulter ne laisse place à aucune espèce d'ambiguïté. Les participants ont bel et bien été conviés dans les locaux du conseil régional.

De la part de Nicolas Bay, on s’étonnera à tout le moins de cette légèreté dans l’utilisation des moyens de la Région. L’ancien secrétaire général du FN est en effet déjà mis en examen pour détournement de fonds publics dans l’affaire des emplois présumés fictifs du FN au parlement européen. Dans ce même dossier, Timothée Houssin, son ancien assistant aujourd’hui élu RN à la Région, a lui été mis en examen pour recel d’abus de confiance.

« Nous n’avons enfreint aucune règle », avait assuré l’eurodéputé du Rassemblement national (RN, ex-FN) interrogé sur l'affaire, le 26 juin 2019, au micro de France Inter.

Depuis l’ouverture d’une enquête par la justice française, plusieurs assistants de députés européens RN sont soupçonnés d’avoir perçu des salaires alors qu’ils auraient travaillé en réalité à des missions qui ne relèvent pas de celles d’un collaborateur parlementaire à Bruxelles. Le préjudice subi par le parlement européen s'élèverait à 6,8 millions d'euros.

  • Manuel Sanson

    Auteur

    Manuel Sanson

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