S‘il est une référence sur la question des médias, c’est bien le sociologue Jean-Marie Charon. Depuis près de trente ans, cet ingénieur d’études au CNRS, également chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux, dissèque les transformations de la presse et les évolutions du métier de journaliste dans de multiples ouvrages et conférences. Le sexagénaire, qui vit à Duclair en Seine-Maritime, a accepté de répondre longuement aux questions de Filfax.
La presse est-elle vraiment en crise ? Ou devrait-on plutôt parler des presses, des crises, des situations particulières ?
C’est une transformation, ce n’est plus un phénomène de crise, on change de paradigme. Évoquons plutôt un phénomène de mutation qui concerne le modèle économique. En France, on a longtemps utilisé cette notion de crise, comparativement à d’autres pays. Or, c’était souvent un problème d’adaptation du système de distribution, de problèmes de prix de vente, des problèmes d’adaptation des contenus. Quand j’ai commencé à travailler sur la presse dans les années 80 – 90, elle était très concentrée sur les enjeux politiques. Les questions sociales étaient peu intégrées, par exemple l’urbanisation, l’évolution des modes de vie, le début des questions d’écologie, de qualité de vie… A l’époque, la presse s’avérait plus ventrue, avec plus de contenus, une pagination importante. Avec le numérique, ce n’est plus la même nature et cela s’est passé en deux temps. D’abord avec la gratuité, puis avec la manière dont le numérique a très vite influencé les ressources publicitaires. Cela s’est exprimé beaucoup plus vite aux Etats-Unis qu’en France.
Sur la gratuité, d’aucuns affirment aujourd’hui que les médias ont eu tort de jouer cette carte. Or, il ne faut pas oublier qu’internet n’a pas été inventé par les médias. Il a été inventé dans les milieux universitaires, militaires. Mais aussi dans un univers contestataire. C’était une certaine culture contestataire d’Amérique du Nord. L’idée que « web = gratuité » allait de soi. Ces règles se sont en quelque sorte imposées aux médias. A posteriori, cela pose énormément de problèmes. Mais à ce moment-là, les médias se sont dit qu’ils allaient réussir à faire vivre cela gratuitement, car le marché publicitaire euphorique paierait les contenus.
Mais, d’emblée, le web a changé la donne sur le marché publicitaire, avec la captation des petites annonces. Des startups se sont dits : pourquoi laisser à la presse une machine à faire du fric ?Premier choc. Le deuxième intervient dès la deuxième moitié des années 90 : Internet est un univers où tout le monde peut créer son site, les institutions, les entreprises qui ont envie d’entrer directement en relation avec leurs clients, les partis politiques… Ces acteurs se rendent compte qu’ils peuvent être des supports publicitaires. Autrement dit, il y a un phénomène mécanique : le périmètre des supports publicitaires s’élargit de manière considérable.
Troisième phénomène, plus tardif mais plus puissant encore : des intermédiaires apparaissent sur le web, entre le public et les médias. D’abord les fournisseurs d’accès internet, comme AOL qui crée un portail et embauche des journalistes. Yahoo s’y met aussi. Ce fut moins le cas en France, où Orange a proposé un portail mais en achetant du contenu à des agences de presse.
Au final, ce sont les moteurs de recherche, type Google, les réseaux sociaux et les plateformes d’échange, comme Youtube, qui vont vraiment changer la donne. Car ils s’installent vraiment comme intermédiaires, en réalisant d’énormes audiences. Les médias sont toujours à la traîne. En plus, ils collectent des informations sur les internautes. Niveau pub, cela leur permet de réaliser une énorme captation. En raison de leur manque de transparence, Facebook et Google sont difficilement analysables sur le marché publicitaire. Mais les évaluations les situent entre 2 et 3 milliards d’euros. Alors que le chiffre d’affaires publicitaire global de la presse écrite, c’est 2,4 milliards… Sur les smartphones, la captation est encore plus puissante.
En marge de l’évolution du modèle économique, un autre aspect, plus récent, s’avère plus perturbant: une partie du public, notamment le plus jeune, n’a plus comme référence pour s’informer les médias, mais les réseaux sociaux. Il va pour beaucoup se repérer sur les recommandations qui lui sont faites par ses « amis ». C’est de la recherche d’informations horizontale : « je vais sur un réseau social et je regarde ce qui se passe ». Or, je vais éventuellement me retrouver sur des contenus produits par des médias, des entreprises, des groupes de pression, et là nous butons sur les fameux « fake news ». Tout est nivelé sur le même plan.
Quelle est la planche de salut pour les sites d’informations indépendants, tel le nôtre, qui n’ont pas encore, à quelques exceptions près, trouvé de modèle économique pérenne ?
En résumant, nous avons affaire à deux grandes formes d’approche. Celle autour des phénomènes de masse, régis par les questions d’audience et de publicité. Là, on est sur un mix entre gratuité – pour le flux d’infos – et information payante, en théorie de qualité. Cela concerne quatre à cinq opérateurs au maximum dans la plupart des pays. Ici, les phénomènes de concentration fonctionnent à plein. Et ce sont souvent des partenariats entre opérateurs de médias et opérateurs de télécoms. En France, citons SFR et Free, que l’on retrouve dans le capital du Monde, de Libé, de l’Express…
Pour les autres, les plus petits, le scénario jouable est celui du payant. Personne n’a la solution, mais, pour stabiliser un modèle, il existe une piste autour de la création de communautés. Elle doit être basée sur une information de qualité, en adéquation avec les attentes de cette communauté. Il faut également annoncer d’emblée le contrat de lecture, être extrêmement clair. Et, aussi et surtout, affirmer quelles valeurs structurent mon offre.
L’information doit impérativement comporter une valeur ajoutée. Il y a une nécessité d’originalité, de distinction, dans le choix des sujets, dans les angles. On a besoin de journalistes travaillant profondément les choses. Peut-être aussi en innovant sur les formes d’écriture : le datajournalisme, l’interactivité, le travail sur les réseaux sociaux. A chacun de trouver le bon mix. En tout cas, sur le fond comme la forme, l’information doit être nettement décalée par rapport au flux d’infos qui, lui, a vocation à être gratuit.
Quel avenir pour la presse quotidienne régionale (PQR) ? Existe-t-il encore une vie pour elle ?
Certainement, mais une autre vie. Le modèle uniforme des années 50 – 60 (éditions locales nombreuses, info utile, de proximité) est en train de disparaitre. Nous allons avoir des PQR. Une partie de la PQR est très fragilisée lorsqu’elle couvre des grandes villes, modernes, avec un secteur tertiaire très développé, de la technologie de pointe : Marseille, Lyon, Lille, Toulouse, Montpellier, Grenoble… En territoire urbain, la PQR n’a plus aucune pertinence. Elle va ici à rebours de l’évolution de la société. Elle n’a pas de réponse sur le plan éditorial. Longtemps, elle a cru qu’il suffirait d’améliorer ses techniques de base. Pour pouvoir jouer la situation de monopole, et en même temps traiter les sujets de proximité, la tendance a été de produire une information de plus en plus consensuelle. Dès que quelque chose pose problème, on a tendance à le mettre de côté. Or, nous ne vivons pas dans des sociétés consensuelles, il faut pouvoir traduire ce qui fait débat. La presse régionale l’a ignoré.
Un mot sur Paris-Normandie ? Vous avez suivi ses récentes péripéties (redressement judiciaire et reconduction, en mars, de l’actionnaire actuel décidée par le tribunal de commerce de Rouen)…
Le cas de Paris-Normandie illustre les contradictions de la PQR. Ce n’est pas la même situation que Lyon et Lille, mais ce quotidien se trouve tout de même face à des grandes villes, Rouen et Le Havre, avec des publics moins sensibles à l’info de proximité. Il faudrait construire une espèce de pluralisme : soit le quotidien la laisse se développer ou il la travaille lui-même. A ce niveau, le web est plus adapté pour traiter les questions de manière contradictoire. Ce qui est compliqué pour Paris-Normandie au vu de sa clientèle très rurale. En outre, avec la reconduction de l’équipe actuelle, sans argent et avec un endettement très fort, j’ai peur que l’on se retrouve très vite dans la même configuration, à moins qu’ils ne parviennent à obtenir des financements. Mais qui a envie aujourd’hui d’investir dans cette forme de presse ?
En 2007, vous écriviez « Le Grand Malentendu », à savoir la défiance grandissante entre les journalistes et les lecteurs. Est-il toujours d’actualité ?
Ça n’est pas réglé du tout. La société a fortement changé et les médias, même s’ils comprennent les problèmes, sont en prise avec un changement de modèle économique. On constate une fragilisation des rédactions, moins capables de répondre aux attentes du public.
Et puis ce public est plus éduqué. On vient d’un monde où les journalistes faisaient partie d’une élite intellectuelle, ils étaient crus, respectés. Aujourd’hui, la donne est plutôt à un face-à-face : sur des questions particulières, le public dispose parfois d’une meilleure connaissance que les journalistes. L’exigence n’en est que plus forte.
Selon mon impression de sociologue, les éléments du malentendu, au-delà de la connivence avec les pouvoirs, reposent sur la question de la fiabilité. Alors que la promesse était grande suite à la libéralisation des médias dans les années 80. A l’arrivée, en effet, on a davantage l’impression que cela a favorisé certains intérêts particuliers plus que l’intérêt général.
La concentration des pouvoirs à l’oeuvre dans la presse est-elle si importante ? Est-ce un problème manifeste ou existe-t-il parfois une forme de paranoïa ?
Il y a incontestablement une question de concentration. Mais on se focalise dessus. J’ai tendance à dire que le problème est récurrent. Regardez les années 80-90. Rien qu’à Rouen, le propriétaire du journal (Paris-Normandie, détenu par le groupe Hersant) détenait plus de 30 % de la presse régionale, le Figaro, France Soir, la chaine la Cinq. Ces phénomènes de concentration existaient déjà.
Ces questions nous posent problème en France pour plusieurs raisons. Elles expriment des fragilités de notre système de presse, sous capitalisé en général. Avec des acteurs extérieurs à la presse qui se présentent comme des chevaliers blancs en prétendant la sauver. Même si ce sont des vrais éditeurs, comme Hersant, qui a quand même utilisé son groupe pour canonner à coups d’éditoriaux les décisions du gouvernement de l’époque. Les éditeurs, comme les industriels, peuvent utiliser leur presse comme moyen d’expression. Murdoch a l’a fait pour soutenir Thatcher et Blair au Royaume-Uni.
En outre, il existe peut-être un fantasme portant sur leur présence dans l’éditorial, qui n’est pas forcément vrai. Mais cela pose un problème d’autocensure et de conflits d’intérêts, comme avec LVMH, Bouygues ou Dassault. Il y a aussi un phénomène nouveau : une catégorie d’acteurs est en train d’émerger dans la presse, et ce dans un souci de renforcement de leurs activités d’origines (télécoms et informatiques). C’est clairement le rôle que jouent Patrick Drahi à travers SFR et NextRadioTV, mais aussi Xavier Niel (Free) avec Le Monde et l’Obs. En entrant dans les médias pour en faire une activité cohérente avec leur domaine d’origine, ils entendent structurer le paysage des médias en fonction de leurs intérêts, en imposant leurs règles du jeu.
Certains critiquent la proximité entre Patrick Drahi et Emmanuel Macron. Cela peut-il expliquer la bonne presse de ce candidat ?
Je ne suis pas sûr que le cas Macron s’ explique par des questions de favoritisme d’un propriétaire. Quand on connaît le fonctionnement des rédactions, le lien entre propriétaire et rédactions n’est pas aussi simple que cela. En revanche, ce qui est plus actif, c’est le poids qu’occupe le quarteron d’éditorialistes, d’experts… La pensée unique est moins forte qu’on le pressent, mais ce qui donne la tonalité de ce que certains appelent la bulle Macron, repose davantage sur l’homogénéité de vues de ces quarterons d’éditorialistes. J’y vois davantage cela, mais je ne dis pas que la proximitré Drahi-Macron ne joue pas.
Qu’avez-vous pensé de la façon dont la presse a traité l’affaire Fillon ?
J’ai travaillé jadis sur ces affaires politico-financières. Ce qui est original dans l’affaire Fillon, c’est qu’elle se passe pendant une campagne électorale. Il y a télescopage. Je ne suis pas sensible aux arguments favorables à une trêve. Ces révélations en chaîne renvoient au caractère, à l’image fausse donnée par un candidat. Même si les aspects de spirale infernale, lorsque tout le monde reprend les mêmes choses, parfois en mettant sur le même plan des affaires différentes, sont toujours embarrassants. Franchement, je ne suis pas scandalisé par la façon dont la presse a traité l’affaire Fillon, comme l’affaire Cahuzac d’ailleurs.
Bruno Le Roux, précédent ministre de l’Intérieur, démissionne suite aux révélations de l’émission Quotidien ? Que vous inspire cet « infotainment », cette nouvelle façon de présenter l’information, notamment politique ?
Ce n’est pas si nouveau que cela. L’infotainement est déjà visible depuis une dizaine d’années. Il s’agit d’un pur produit de la télé commerciale, et cela répond à l’obsession de réaliser en continu des audiences importantes. La politique au sens traditionnel ne serait pas suffisamment attractive. La télé a inventé ce mix entre politique et divertissement. Les politiques, eux-mêmes, se mettent davantage en scène afin de répondre à ces formats particuliers et attractifs. Il faut observer ces effets de complémentarité. Cela ne me semble pas très positif, ni pour le débat public ni pour l’image de la politique dans une démocratie.
Un phénomène me paraît sensible aujourd’hui : d’un côté des journalistes remis sans cesse en cause et, de l’autre, des blogs ou des sites militants cités comme parole d’Évangile…
Je ne suis pas sûr qu’il n’existe pas de remise en question d’internet. Au regard de certaines enquêtes, internet est même considéré comme moins crédible. Mais, en discutant avec les gens, on s’aperçoit qu’ils citent souvent tels sites ou tels blogs qui leur paraissent fiables. Ce n’est pas internet en tant que tel, mais les acteurs qui y sont présents.
Considérer une information comme crédible repose sur la qualité du média, mais aussi sur ce que nous apportons nous-mêmes, nos valeurs, le contexte dans lequel nous les recevons. Prenons les « fact-chekings » par exemple : alors qu’ils démontrent la véracité ou pas d’une info, ils n’ont pas les effets attendus de démonstration sur tous… Avec les complotistes ou la fashosphère, ces éléments ne les convainquent pas, mais ont plutôt tendance à renforcer leurs convictions.
La France compte de moins en moins de journalistes ? Et les carrières sont de plus en plus courtes ? Que cela vous inspire-t-il ?
La mutation de la presse a engendré une recherche d’économies. Moins de moyens, succession de plans sociaux, moins de journalistes sur le terrain… Dans le même temps, il faut travailler sur différents supports, traiter l’info 24/24 H. Ce qui crée de l’inconfort. De plus, quand on n’est plus tout jeune, vous devez vous réinventer, réapprendre les manières de travailler, avec des designers, des statisticiens, des marketeurs… Un environnement pas forcément évident à intégrer. Et puis au-delà de quelques stars qui gagnent très bien leur vie, la plupart des journalistes sont confrontés à la précarité. La moyenne des carrières est de 15 ans. Il y a donc un noyau de professionnels qui estiment oeuvrer dans des conditions satisfaisantes, mais autour de ce noyau, nombreux sont ceux à quitter la profession.